Tokyo, six siècles d’évolution

Tokyo, six siècles d’évolution

affiche d'une exposition consacrée à Hokusai © PPC
affiche d’une exposition consacrée à Hokusai © www.philippepataudcélérier.com

Tokyo prend réellement rendez-vous avec l’histoire à partir de la fin du 15e s., lorsque Ota Dokan érige le premier château d’Edo (1457). Jusqu’alors, Edo, terme signifiant « la porte de la baie », est un village de pêcheurs ; certes d’occupation très ancienne comme l’atteste l’un de ses quartiers, Yayoi-cho (dont le nom détermine désormais la période s’étendant entre les 3e s. av. et 3e s. ap. J.-C.), mais sans destin réel, vivant dans l’ombre de Nara puis de Kyoto.

Après l’assassinat d’Ota Dokan, le château prend une nouvelle dimension. Toyotomi Hideyoshi (1536-1598) vient de pacifier le Kanto et confie cette province au premier de ses lieutenants : Tokugawa Ieyasu (1542-1616). Ce dernier choisit pour résidence le château de Dokan tout en le fortifiant, la région étant encore instable. La victoire de Sekigahara (1600) assure à Ieyasu une totale suprématie sur un Japon en cours d’unification.

Samouraïs combattant ?
Samouraïs combattant ? Graffitis, école Jourdain © www.philippepataudcélérier.com

Trois ans plus tard, Edo devient le siège du gouvernement militaire des shoguns (bakufu). Une ville sous le château (jokamachi) émerge avec pour ressort cette incroyable force centripète exercée par le shogun, les daimyo étant en effet régulièrement obligés de venir s’installer autour du pouvoir au moins dix jours par mois (système du sankin kotai). Ils avaient l’obligation de construire une résidence autour du château, en proportion avec leur fortune. Quand ils s’absentaient, ils devaient laisser leur famille en otage. Ainsi le shogunat muselait les finances et la puissance de ses vassaux qui s’endettaient auprès des marchands.

Quant aux samouraïs au service du shogun, ils recevaient un traitement comptabilisé en koku de riz. Cette mesure équivalant à cinq boisseaux  – un boisseau valait 185  litres environ  – suffisait à nourrir une personne pendant un an. Si la valeur d’un samouraï était estimée à 5 000  koku, cela signifiait qu’il pouvait recevoir une terre  – avec ses paysans  – pouvant produire cette quotité annuelle de riz. Les négociants en riz, les fudasashi, leur servaient d’intermédiaires pour obtenir des liquidités moyennant des taux d’intérêt souvent très élevés.

Piétonne, Tokyo © PPC
Piétonne, Tokyo © www.philippepataudcélérier.com

Cette relation au centre façonne la ville. La géomancie n’est plus cette grille de lecture via laquelle les villes asiatiques sont généralement pensées. La cité se structure à partir de son centre qui organise et distribue les quartiers classe par classe selon leur relation avec le pouvoir : grands seigneurs, guerriers, religieux, marchands, etc. Les élus étant peu nombreux, le centre est nettement moins peuplé que la périphérie, monopole des denses couches populaires.

Cette division spatiale qui reflète un ordre politique, plus tard un ordre social mais jamais de préoccupations d’ordre urbanistique, a de multiples conséquences visibles encore aujourd’hui. La périphérie s’agglomère en différents centres populeux d’autant plus vivants qu’ils se tiennent à distance de l’autorité shogunale, rigide, discriminante et moralisatrice. Ces nouvelles périphéries ont pour nom Shinjuku, Asakusa, Ryogoku et prospèrent grâce au système du sankin kotai.

Désormais loin du pouvoir et des quartiers résidentiels comme Yamanote « le côté des collines », la ville basse, Shitamachi, progresse avec ses extensions et ses enclaves de plaisir parfois tentaculaires (Yoshiwara, au nord-est d’Asakusa, est alors le plus grand quartier de plaisirs de l’Asie). Avec de tels atours, la ville se développe. Aux marchands et artisans se mêlent nombre de samouraïs désœuvrés. Malgré les fléaux qui s’abattent régulièrement sur elle  – le terrible incendie de Meireki ravage 60 % de la cité en 1657 –, Edo compte déjà près d’un million d’habitants sous l’égide du 8e  shogun Tokugawa Yoshimune (1684-1751).

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Sanctuaire Shinto, Asakusa, Tokyo © www.philippepataudcélérier.com

L’ouverture des relations commerciales et diplomatiques avec les États-Unis précipite la chute des Tokugawa. Edo devient sous l’ère Meiji, le 13  septembre 1868, la capitale du pays : Tokyo, littéralement « la capitale de l’est », Kyoto restant la « ville capitale ». L’heure est à l’Occident. Tokyo se modernise, se rationalise. Les résidences des daimyo sont détruites et remplacées par les bâtiments officiels qui doivent accompagner le nouveau Palais impérial voulu par l’Empereur. Ginza est le premier quartier occidentalisé. Le séisme de 1923 jette Tokyo à terre : 140 000  disparus, 300 000  maisons détruites. À cette époque, l’incendie est le premier des fléaux engendrés par les séismes.

En 1923, il est d’autant plus violent qu’il frappe à l’heure du déjeuner quand les braseros rougeoient dans les ruelles. La ville basse, avec sa densité de bâtis en bois, est réduite en cendres. On parle alors d’une centaine de départs de feux et des rumeurs commencent à circuler : elle accusent les Coréens vivant à Tokyo. Ils auraient cherché à se venger de l’occupation de leur pays par le Japon. Des milices civiles s’organisent. 6 000  Coréens disparaîtront. Mais, entre séisme et pogrom, la paternité de ces morts n’a jamais été clairement établie (sur ce sujet, lire Tsubame, Shimazaki Aki, Actes Sud/Babel, 2008 et Le grand tremblement de terre du Kantô, Yoshimura Akira, Actes Sud, 2010).

À peine relevé,  la ville est dévastée vingt-deux années plus tard. Dans la nuit du  9 au 10 mars 1945 Tokyo va connaître le bombardement le plus meurtrier de toute la deuxième guerre mondiale. Trois cent trente quatre B29 vont larguer en quelques heures 1700 tonnes de bombes incendiaires tuant en une nuit plus de 100 000 personnes. La guerre achevée, la population de Tokyo tombe à 3,5 millions d’habitants (deux fois moins qu’en 1940).

L’Asahi Beer Hall, Philippe Starck © PPC
L’Asahi Beer Hall, Philippe Starck © PPC

L’heure est à la reconstruction. Sans entrave historique, cette terre aimante l’imaginaire des architectes du monde entier. Les Jeux olympiques lui redonnent un premier souffle en 1964 mais l’argent fait encore défaut. Dans les années 1980, lorsque le Japon devient la deuxième puissance économique du monde, sa capitale est aux premières loges. Chaque quartier veut son étendard, son gratte-ciel. 30 % de ses bâtiments surgissent après 1985. Les projets les plus fous se font le temps d’une saison. Les belles architectures se toisent et se répondent avec un orgueil de clochers mais leurs échos ont souvent l’inflexion des lieux de consommation uniformisés par les grandes marques internationales.

Restent, malgré cette force centrifuge qui pousse en périphérie les modes de vie populaires sacrifiés sur l’autel des opérations immobilières dites de prestige, nombre de quartiers à identité forte et des lacis de ruelles bordées de maisons basses et de jardinets. La très chic Ginza peut encore pour quelques temps côtoyer le plus grand marché aux poissons du monde, malgré la menace d’un déménagement imminent. Tokyo a beau se parer de ses plus beaux éclats, c’est son énergie qui nous fascine, cette propension à se reconstruire sans cesse comme pour assourdir l’impact des fléaux à venir. Car la ville n’est pas dupe. Ses murs sans mémoire racontent son passé qui tient en quelques légendes comme celle de l’énorme poisson-chat : Namazu, dont chacun sait qu’il ne dort jamais bien longtemps et que ses réveils provoquent en surface de terribles tremblements de terre.

Philippe Pataud Célérier © texte et photo.

Texte paru pour la création du Guide Vert (Michelin), 2011.

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